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Quelle est l’importance du langage pour la philanthropie ? Il se trouve qu’il est fondamental. Un article captivant de Rhodri Davies de la Charities Aid Foundation sur l’usage et l’utilisation abusive du langage philanthropique m’a fait réfléchir récemment à la façon dont il nous influence.

Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu la définition du mot « philanthropie » dans divers articles et livres. Si l’on peut s’accorder sur sa dérivation linguistique et sur le fait que cette dérivation renvoie à la fois à la bienveillance et à l’humanité, l’application du mot est en fait très large. En effet, il est utilisé pour décrire les petits et les grands dons, l’aumône et le changement social, les dons institutionnels et personnels, le devoir social et l’étalage de l’élite, l’intérêt public et privé. Il a des connotations positives et négatives, ainsi que des éléments engageants et exclusifs. Il s’agit à la fois de transactions et de relations, de l’exercice du pouvoir et de la création de l’équité, de dépenses et d’investissements, d’accumulations et de versements. Quel terme remarquablement élastique !

Son élasticité est à la fois un avantage et un inconvénient. Il peut être adopté pour correspondre à de nombreuses activités différentes. Mais il crée également des difficultés pour les décideurs politiques et les organismes de réglementation qui veulent le définir et le contrôler. Ils reviennent donc à un langage plus technocratique et juridique. Au Canada, comme dans d’autres pays, pour des raisons historiques et politiques, nos décideurs politiques et nos organismes de réglementation, ainsi que les avocats, ne pensent pas au vaste univers de la « philanthropie », mais au monde étroit de « l’œuvre de charité ». Ils utilisent les termes « œuvre de charité » pour définir à la fois l’activité de don et les organisations qui poursuivent des missions considérées comme caritatives. De nombreux termes que nous pourrions utiliser pour décrire le contexte et le travail de la philanthropie ne se trouvent pas dans la législation. La principale loi fédérale qui régit les organisations philanthropiques et caritatives est la Loi de l’impôt sur le revenu. Concrètement, cela signifie que le lexique de la réglementation gouvernementale limite la réflexion et la compréhension de la pratique de la philanthropie en se focalisant sur la transaction du don de bienfaisance. Le langage de la législation et la réglementation se concentre sur un donateur et un bénéficiaire, sur le versement de fonds à des « donataires reconnus », sur les conditions qui permettent et façonnent un don.

Pourquoi est-ce important ? Car si ceux qui pratiquent la philanthropie suivent le langage utilisé par le gouvernement et la législation, ils se concentreront eux aussi sur la transaction et ses conditions, plutôt que sur les relations et l’impact de leur geste. Le langage façonne notre état d’esprit. Comme le souligne Davies dans son article : « de nombreux mots que nous utilisons sont chargés d’un bagage historique et ont des implications sur la nature de la philanthropie et la relation entre le donateur et le bénéficiaire qui façonnent nos approches, même si nous n’en sommes pas conscients. » Il cite les implications de l’utilisation de mots, tels que « bénéficiaire » et « subventionné », avec leur connotation cachée de passivité, de receveur de largesses, de gratitude implicite et, bien sûr, de déséquilibre sous-jacent du pouvoir entre le donateur et le bénéficiaire. Si l’activité philanthropique est décrite comme l’octroi de subventions et si la mesure de la philanthropie est le contingent des versements, alors nous nous limitons énormément dans notre réflexion sur les rôles et la valeur de la philanthropie.

De façon similaire, si les régulateurs de la philanthropie se concentrent sur la transaction et si la responsabilité de la philanthropie est définie comme sa gestion de la transaction, alors la pratique de la philanthropie est restreinte. Toutes les subventions doivent-elles automatiquement faire l’objet de demandes et de rapports ? La communication entre le donateur et le bénéficiaire doit-elle se faire par écrit ? Certains coûts et certaines activités doivent-ils être évités parce qu’ils ne sont pas définis comme caritatifs ? Notre langage des transactions et des comptes inhibe-t-il l’appréciation créative et exhaustive de l’action philanthropique ?

Davies suggère que « le langage que nous utilisons ne se contente pas de décrire notre monde, mais façonne fondamentalement notre capacité à le découvrir. Ne pas avoir les bons mots ne signifie pas seulement que nous ne pouvons pas transmettre toute la richesse et la valeur de la société civile, mais que nous ne pouvons même pas la saisir. »  Dans le contexte canadien, nous pouvons réfléchir à la signification que les langues autres que l’anglais peuvent apporter à notre compréhension de la philanthropie. En français, le mot « bienfaisance » est utilisé comme traduction de « charity » lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi fédérale à la définition de ce qui est caritatif. Toutefois, en pratique, le secteur caritatif québécois ne se définit pas autour du terme « bienfaisance », mais plus souvent autour du terme « communautaire », mettant l’accent sur la collectivité, le fait qu’ils agissent ensemble pour changer ou améliorer la communauté ou la société. L’idée d’une « économie sociale », d’une action coopérative pour un bénéfice mutuel, est plus familière aux francophones que les notions d’œuvre de charité ou de « bienfaisance ». Il s’agit de termes plus relationnels que transactionnels. De la même façon, dans les langues autochtones, le terme « philanthropie » n’est pas familier. La vision du monde et les pratiques spirituelles et culturelles des autochtones sont fondées sur l’échange réciproque de donner et de recevoir, d’être en relation. Les langues reflètent les hypothèses sous-jacentes, ainsi que les manières de penser à ce monde et d’agir dans ce monde.

Je suis d’accord avec le dernier commentaire fait par Rhod Davies : « Il est essentiel d’élargir nos horizons linguistiques [dans le domaine de la philanthropie]. Cela peut nous aider à ne plus dépendre des formes de langage et de communication qui renforcent les déséquilibres de pouvoir ou qui privilégient certains genres d’expérience par rapport à d’autres… Cela peut même nous aider à découvrir notre monde différemment (ou du moins à comprendre les différentes manières dont les autres peuvent le voir)… C’est clairement important dans le présent, mais ça l’est peut-être encore plus lorsque nous nous tournons vers l’avenir, car les limitations du langage peuvent devenir des limitations de notre capacité à imaginer d’autres façons de vivre pour notre société et notre monde. »

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