Transférez le pouvoir ! Nous entendons cela partout en ce moment. En politique, dans l’économie, dans les communautés, dans le système juridique, dans les médias. Cette expression est utilisée par beaucoup de gens, avec une conviction sincère, en faisant référence à la philanthropie. Les grands donateurs et les fondations sont exhortés à transférer le pouvoir qu’ils détiennent en raison de leur richesse, de leur statut, de leurs relations. Remettez les fonds, donnez sans condition, laissez les autres décider eux-mêmes de la meilleure façon d’aider leur propre communauté.
Est-ce là la mesure d’une bonne philanthropie, d’une bonne charité ? La quantité de pouvoir que vous transférez ? Je ne suis pas sûre. Mais alors, quel est le bon critère ?
C’est la question posée par Tate Williams dans son article récent pour Inside Philanthropy. Et elle m’a naturellement fait réfléchir. Il a intitulé sa réflexion Generosity and Impact Aren’t Enough. Let’s Judge Philanthropy on How Well it Shifts Power (La générosité et l’impact ne sont pas suffisants. Évaluons la philanthropie en fonction de sa capacité à transférer le pouvoir). Le titre vous donne sa conclusion. Selon lui, « nous mesurons souvent le succès des philanthropes en fonction de leur générosité et de leur impact… Sans remplacer complètement ces critères, je pense de plus en plus que nous devrions les compléter en considérant comme mesure d’une véritable philanthropie le succès d’un organisme de financement à transférer son pouvoir à d’autres personnes. Cela pourrait impliquer de financer des programmes qui contestent la ploutocratie, de mettre en place des structures de gouvernance plus diverses et plus participatives ou d’avoir des pratiques simples de subventionnement qui donnent le pouvoir et le contrôle aux bénéficiaires plutôt qu’aux organismes de financement. »
Je suis d’accord avec lui pour dire que mesurer la philanthropie uniquement en fonction de la somme donnée, bien qu’elle soit importante, n’est pas suffisant. Un grand donateur n’est pas intrinsèquement meilleur qu’un petit donateur. En effet, la générosité démesurée elle-même peut être considérée comme l’expression d’un privilège et non pas d’une bonne volonté. Il ne convient pas non plus de mesurer la philanthropie par son impact (défini comme la réalisation des résultats escomptés). Comme l’indique M. Williams, si une fondation atteint les résultats escomptés, mais qu’elle se concentre sur les mauvaises choses, est-elle efficace ? M. Williams suggère qu’une meilleure mesure d’une bonne philanthropie est le degré auquel elle renonce au contrôle, c’est-à-dire au pouvoir.
Je suis d’accord pour dire que nous devrions tenir compte de la générosité, de l’impact et du pouvoir lorsque nous évaluons l’efficacité de la philanthropie. Mais avec une nuance. Le pouvoir n’est pas seulement une question d’argent ou de privilège. C’est aussi une question de réseaux, d’idées et de connaissances. À mon avis, le pouvoir n’est pas fixe : il n’appartient pas à une personne plutôt qu’à une autre. En ce sens, je ne suis pas disposée à partager la conception qu’a M. Williams du critère d’une philanthropie efficace qui dépend de la quantité de pouvoir qui est transmise.
Je suis davantage persuadée par le langage d’un pouvoir partagé comme le suggèrent Henry Timms et Jeremy Heimans dans leur livre Nouveau (contre) pouvoir de 2018. Selon Timms et Heimans, le nouveau pouvoir est créé par la connectivité omniprésente, c’est-à-dire les appareils que nous tenons dans nos mains et d’autres technologies. Le nouveau pouvoir est entre les mains du plus grand nombre, et non pas d’une minorité. Il circule comme un courant. Il n’est pas amassé comme de l’or. Dans ma critique du Nouveau (contre) pouvoir pour The Philanthropist, j’ai indiqué que la technologie nous donne à tous (ou à tous ceux qui peuvent y accéder) des moyens de participer, de collaborer, de créer et de nous impliquer dans de nouvelles formes de communauté, qui peuvent être non seulement virtuelles, mais aussi évoluer vers une connectivité humaine réelle. Les nouveaux modèles et les nouvelles pensées en matière de pouvoir affectent et transforment bien sûr la philanthropie autant que n’importe quel autre domaine. L’octroi participatif de subventions est certainement un aspect du nouveau pouvoir. La possibilité d’établir des boucles de rétroaction rapide avec les bénéficiaires, de donner un rôle aux bénéficiaires et aux organismes à but non lucratif qui les soutiennent, de faire entendre plusieurs points de vue, d’effectuer la collecte de données directement avec les propriétaires des données et de concevoir des projets ensemble plutôt qu’indépendamment, sont autant d’exemples de nouvelles réflexions et pratiques en matière de pouvoir.
L’ingrédient clé pour laisser le courant circuler dans ce nouveau modèle de pouvoir est la confiance. L’une des raisons pour lesquelles les organismes de financement n’adhèrent peut-être pas à l’idée de transférer le pouvoir est qu’elle est présentée comme une « cession » plutôt que comme une affirmation. L’utilisation d’un cadre qui se concentre sur les « riches » et les « pauvres », les donateurs et les bénéficiaires, nous et eux, diminue le pouvoir des uns et des autres. Les organismes de financement pourraient penser qu’en abandonnant le contrôle offert par les propositions de subventions gérées et conçues par les fondations, les exigences en matière de rapports et les restrictions de toutes sortes, ils perdent le contrôle de l’impact. Toutefois, que se passerait-il si les organismes de financement et les bénéficiaires acceptaient en premier lieu de nouer des relations ? En d’autres termes, que se passerait-il s’ils faisaient le travail nécessaire pour se comprendre et se faire confiance mutuellement ?
Lorsque vous vous asseyez autour d’une table plutôt que de l’autre côté de la pièce, vous partagez cet espace sans vous demander qui obtiendra quoi. Vous vous écoutez les uns les autres afin de mieux vous comprendre et de partager le travail et les résultats que vous souhaitez obtenir ensemble. À mon avis, les approches autochtones de la relation et du cercle de confiance ont beaucoup à enseigner à la philanthropie.
En résumé, une philanthropie efficace consiste davantage à partager et à échanger le pouvoir. Le Center for Effective Philanthropy a lancé une formidable série de balados, Giving Done Right, où vous pouvez entendre les points de vue des organisations communautaires et des organismes de financement qui réfléchissent aux critères d’une philanthropie efficace aujourd’hui. En écoutant l’épisode intitulé Making and Measuring Impact (créer et mesurer son impact) avec Tiffany Cooper Gueye, directrice des opérations de Blue Meridian, une coopérative d’organismes de financement, j’ai été frappée par ses commentaires sur l’importance de la « proximité ». Ce qu’elle dit, c’est que pour avoir un impact, il faut faire confiance et pour faire confiance, il faut se rapprocher. Des personnes, des problèmes, des organisations. Elle a également mis le doigt sur la nature de la relation entre l’organisme de financement et le bénéficiaire. Il ne s’agit pas simplement de distribuer des fonds sans condition. « L’argent sans restriction n’est pas de l’argent irresponsable. ». En d’autres termes, les organismes de financement et les bénéficiaires doivent travailler ensemble dans une relation de réciprocité et de responsabilité mutuelle. C’est un critère que je peux accepter.