Qu’est-ce qui rend une fondation privée « légitime » ? Et quel rôle l’examen public joue-t-il pour répondre à cette question ? Deux articles de réflexion sur la philanthropie privée et la légitimité publique ont récemment attiré mon attention. Le premier, de Rockefeller Philanthropy Advisors (RPA), aborde l’idée d’un « contrat social » pour les fondations. Le second, rédigé par Krystian Seibert, conseiller à Philanthropy Australia, examine comment les fondations peuvent acquérir un « permis social d’exploitation ». Dans les deux cas, il est suggéré que les fondations privées doivent réfléchir posément et s’exprimer publiquement sur leur légitimité si elles veulent résister à un examen public et surmonter les critiques publiques de plus en plus fréquentes.
L’idée d’une « légitimité » de la philanthropie privée n’est pas nouvelle. Les gens ont parlé des motivations des philanthropes depuis les premiers jours de la « grande » philanthropie aux États-Unis (l’ère des Rockefeller, Carnegie et Ford). La richesse suscite l’envie et la philanthropie éveille les soupçons. Les deux sont liés. Un don anonyme ou complètement altruiste n’attire pas forcément l’attention du public. Cependant, les dons des grands donateurs et des grandes fondations sont souvent de notoriété publique, car il peut être utile de les reconnaître (pour les bénéficiaires et les donateurs) ou la réglementation exige de les rendre publics. De plus, ces dons peuvent sembler venir avec des conditions. Ou, si ces dons ont un impact sur les communautés ou les politiques publiques, ils peuvent être perçus comme des tentatives par les riches d’exercer leur pouvoir. Dans ces situations, les gens peuvent se demander quel « droit » ces donateurs ont de prendre des décisions qui affectent la vie des autres. Quelle est leur légitimité ?
Le RPA et Seibert citent des livres publiés aux États-Unis au cours des deux dernières années qui créent une nouvelle vague d’attention et de critique publiques sur la légitimité de la philanthropie privée. Ces livres sont écrits par un éventail d’observateurs provenant du journalisme, du milieu universitaire, de l’expertise-conseil et de la philanthropie institutionnelle. Cette diversité et ce degré d’intérêt reflètent l’importance du rôle joué par les personnes fortunées, ainsi que par les grandes fondations (qu’elles soient nouvelles ou établies depuis longtemps) dans des enjeux fondamentaux : l’éducation, la santé, l’immigration, le développement communautaire, l’environnement et le changement climatique. Comme au début du XXe siècle, cet intérêt provient également de la grande inégalité de revenus et des déséquilibres de pouvoir créés par les choix du public concernant la relation entre l’État et les affaires sous le capitalisme.
Les critiques sont américaines, car les déséquilibres sont particulièrement saisissants aux États-Unis. Toutefois, la suspicion envers la philanthropie et son lien avec la richesse privée est monnaie courante, comme nous l’avons vu avec la critique des grands donateurs philanthropiques pour la reconstruction de la Cathédrale Notre-Dame. Au Canada, ainsi qu’en Australie comme Seibert le fait remarquer, les grands donateurs individuels et les fondations privées sont moins connus, et leur légitimité n’est donc pas aussi souvent contestée. Néanmoins, Seibert mentionne une fondation australienne (Ramsay Foundation) qui a soulevé la controverse et a été accusée d’influer sur la liberté universitaire avec ses dons aux universités. Au Canada, une critique locale bien documentée des activités d’une fondation privée, la Fondation Lucie et André Chagnon, qui a organisé une collaboration ambitieuse avec le Gouvernement du Québec pour financer le développement des jeunes enfants, a en fin de compte entraîné sa dissolution, car le public a contesté sa légitimité. La question de la légitimité de la philanthropie est aussi pertinente au Canada qu’elle l’est au sud de notre frontière, même si elle n’est pas encore aussi virulente.
Alors que devons-nous faire ? Existe-t-il un autre moyen de justifier la pratique de la philanthropie privée que celui d’affirmer qu’elle est dévouée au bien public ? Notre légitimité aux yeux du public dépend-elle de notre conformité aux réglementations imposées par le gouvernement (dans notre cas, l’Agence du revenu du Canada) ? Les expériences du passé et les critiques actuelles suggèrent qu’il existe une obligation éthique et philosophique d’aller au-delà de la conformité réglementaire. Seibert indique qu’il faut être conscient de « la réglementation non gouvernementale », ou de l’influence sociale et publique sur les comportements, ainsi que des attentes du public. Une fondation privée doit penser à sa légitimité d’un point de vue aussi bien réglementaire que normatif. Le RPA et Seibert entrent dans le domaine de la pratique avec des suggestions complémentaires.
Le RPA décrit son concept de contrat ou « d’accord » social philanthropique qu’une fondation conclut avec les intervenants au sujet de la valeur qu’elle va créer dans la société. En fait, cela crée la légitimité ou le permis social d’exploitation de la fondation. Comment la fondation doit-elle procéder ? Pas nécessairement par le biais d’une déclaration officielle. La clé est d’être disposé à faire preuve de responsabilisation, ce qui développe ensuite la confiance du public (c.-à-d. la légitimité normative). Cela peut être effectué par le biais de la responsabilisation des organismes de réglementation du gouvernement, et par le biais de la transparence des objectifs et des stratégies, et l’évaluation de leur impact (communiquée à l’interne et à l’externe).
Seibert ajoute qu’afin de développer une légitimité normative, il faut catégoriser la légitimité comme suit : participation, production, rendement et contexte. Il s’agit de moyens utiles de penser aux implications pratiques de la création de la légitimité. La légitimité de participation se concentre sur l’inclusion des intervenants. La légitimité de production se concentre sur la prestation de résultats efficaces. La légitimité de rendement se concentre sur les processus internes et la manière dont ils optimisent la transparence et la responsabilisation. La légitimité de contexte se concentre sur les environnements politiques et publics dans lesquels la fondation se trouve.
Manifestement, chaque fondation ne va pas créer une légitimité normative de la même manière. L’éventail de philosophies et de stratégies opérationnelles dans les fondations privées signifie qu’il n’existe pas de formule unique. L’équilibre entre les différentes formes de création de légitimité sera influencé par le passé, le contexte, la gouvernance et le style d’exploitation de chaque fondation. Comme Seibert le précise, il est nécessaire lorsque nous examinons une philanthropie d’éviter les généralisations et de faire preuve de nuance. La contribution du RPA et de Seibert nous force à réfléchir plus profondément aux raisons pour lesquelles les fondations devraient se soucier de leur légitimité ou de leur permis d’exploitation, et être prêtes à être examinées et à s’examiner elles-mêmes. De cette façon, nous pouvons répondre aux critiques et peut-être dissiper les soupçons qui s’élèvent encore envers la philanthropie privée.
[1] Winners Take All: The Elite Charade of Changing the World, d’Anand Giridharadas, et Just Giving: Why Philanthropy is Failing Democracy and How It Can Do Better, de Rob Reich.