Au mois de janvier, la BBC a organisé un débat d’experts approfondi sur le sujet La philanthropie fonctionne-t-elle ?. La question posée au groupe d’experts était : « Les riches devraient-ils donner plus d’argent à l’État qu’aux fondations de bienfaisance ? ». C’est l’éternelle question. Est-il plus efficace, plus démocratique, plus équitable d’imposer les riches et de redistribuer l’argent au public par l’intermédiaire du gouvernement ? Ou les riches devraient-ils recevoir des incitatifs fiscaux pour œuvrer dans l’intérêt public par le biais d’une philanthropie privée ? La philanthropie peut-elle vraiment fonctionner aussi bien que l’État pour œuvrer dans l’intérêt public ?
Au premier abord, la réponse est que l’État est le mécanisme le plus démocratique pour assurer l’intérêt public. Cependant, nous avons tous observé des exemples où les mesures de l’État n’étaient pas suffisantes pour réduire les inégalités, améliorer l’accès aux services ou répartir plus efficacement les ressources. Dans la plupart des gouvernements, la tolérance face à l’innovation et à ses risques est faible. Le gouvernement est donc rarement en mesure d’innover ou de changer un système sans catalyseurs ou modèles externes. Cela suggère, comme l’a mentionné l’un des experts de la BBC, Melissa Berman de Rockefeller Philanthropy Advisors, que la réponse à la question « l’État OU la philanthropie » est : « oui, ET… ».
Que signifie « oui, ET » ?
Oui, l’État (le gouvernement) est incontestablement plus démocratique, du moins en théorie, dans sa répartition des avantages publics. Et… la philanthropie peut jouer un rôle en tenant l’État responsable, et en soutenant et en rassemblant les personnes non représentées ou celles dont la voix n’est pas entendue.
Oui, le gouvernement a sans conteste plus de moyens d’offrir des services à grande échelle avec des ressources qui surpassent largement les ressources privées. Et… la philanthropie peut combler les lacunes et assurer l’accès aux services pour les personnes qui sont marginalisées.
Oui, le gouvernement peut travailler dans une structure sociale entière. Et… la philanthropie peut financer l’innovation et l’adaptation, entraînant un impact plus important à grande échelle.
Tout cela présume que la philanthropie privée accepte la responsabilité de son efficacité, son imputabilité et son engagement envers ceux qui ne sont normalement pas représentés lors du processus décisionnel de l’élite. La réponse « oui, et… » ne fonctionne que si les donateurs privés sont conscients des questions fondamentales de justice sociale auxquelles l’État doit aussi faire face. Comme l’a indiqué l’un des experts de la BBC, la philanthropie excelle quand elle ne repose pas uniquement sur la générosité, mais aussi sur la justice.
Pourtant, la philanthropie privée ne résulte-t-elle pas des avantages d’un système inégal ? Comment la philanthropie peut-elle remettre en cause le système injuste qui l’a créée ? Bien qu’il y ait là une part de vérité, la philanthropie privée a démontré sa capacité et sa volonté à s’attaquer aux inégalités ou à s’opposer aux préjugés systémiques. Cela s’accompagne de risques, de rigueur et de ressources engagées à long terme. C’est difficile… mais pas impossible. Pour citer Rip Rapson, PDG de la Kresge Foundation à Detroit, l’une des activités les plus utiles que la philanthropie privée peut faire est de disséquer les problèmes sociaux et de les réassembler d’une manière différente pour montrer aux communautés et aux gouvernements comment progresser.
La perspective de l’Inde
J’ai observé au Canada et aux États-Unis des exemples de philanthropie privée qui prennent des risques, engagent des ressources et font preuve de rigueur pour lutter contre l’injustice. Toutefois, ce n’est pas seulement en Amérique du Nord que nous observons ce phénomène. Certaines des philanthropies privées les plus ambitieuses au monde travaillent à grande échelle en Inde pour disséquer les problèmes et développer de nouveaux modèles. Lors d’un récent voyage à Delhi et à Mumbai, j’ai rencontré quatre fondations privées fondées par des chefs d’entreprise, des entrepreneurs ou des leaders qui ont généré de grandes richesses grâce à leurs activités professionnelles. Ces fondations s’attaquent à la question de la qualité de l’éducation avec beaucoup d’imagination et d’énergie, et l’ont identifiée comme l’un des moyens d’action les plus importants du changement sociétal.
En effet, de nombreux enfants indiens fréquentent des écoles publiques qui manquent de ressources et qui ont du mal à trouver des enseignants de qualité. L’apprentissage de base des enfants de moins de dix ans (p. ex., la lecture objective en bas âge) accuse un retard important. Les filles sont souvent laissées pour compte. Les enfants des zones rurales sont particulièrement défavorisés. Avec une population et une économie comme celles de l’Inde, ces défis sont faramineux. Est-ce que la qualité et l’accessibilité de l’éducation pour la population de la plus grande démocratie du monde s’amélioreraient sans la philanthropie privée ?
L’Azim Premji Foundation, fondée par le milliardaire en TI Azim Premji en 2001, est l’une des plus grandes organisations philanthropiques de l’Inde. Azim Premji est l’un des donateurs les plus généreux au monde et figure parmi les cinq premiers philanthropes mondiaux. Sa fondation estime qu’un système d’enseignement public solide est au cœur de la démocratie et que l’équité ne peut être exercée par un système stratifié. La fondation travaille directement avec les écoles publiques des régions rurales des États de l’Inde afin d’améliorer la formation des enseignants et le leadership scolaire.
La Central Square Foundation, fondée en 2012 par Ashish Dhawan, investisseur en placements privés et philanthrope, veut garantir un enseignement scolaire de qualité pour tous les enfants de l’Inde. Elle se concentre sur des réformes de l’enseignement scolaire grâce à des systèmes fondés sur les faits et tournés vers l’innovation. En particulier, elle a pour objectif de s’assurer que tous les enfants obtiennent un apprentissage de base au cours de leurs premières années.
De façon similaire, la K.C. Mahindra Education Trust, fondée en 1953 par l’un des industriels les plus importants en Inde, veut transformer la société par l’intermédiaire de l’enseignement, particulièrement pour les personnes exclues ou laissées pour compte. Parmi ses nombreuses initiatives, le projet Nanhi Kali encourage les filles économiquement et socialement défavorisées à suivre dix ans d’éducation. Le projet adopte une approche systémique, en collaborant avec les filles, les familles et les communautés pour créer « des écosystèmes favorables aux filles dans des régions tribales, rurales et urbaines pauvres à travers l’Inde. »
L’Edelgive Foundation, fondée en 2008 par l’Edelweiss Group, se concentre sur l’éducation en tant que droit fondamental qui contribue considérablement à la réalisation du potentiel des gens. Edelgive a deux autres domaines d’intervention : les moyens de subsistance et la responsabilisation des femmes. Ils utilisent une démarche axée sur des partenariats, en travaillant étroitement avec des collaborateurs, des influenceurs, des ONG et des gouvernements. Edelgive s’engage également à élaborer des plateformes plus efficaces et à développer les capacités des ONG.
Ces fondations indiennes renommées sont déterminées à concevoir de nouveaux modèles et de nouvelles approches, en utilisant des faits, des mesures, des expériences et des démonstrations. Elles ne remplacent pas le gouvernement, mais travaillent de concert avec lui, en prenant des risques bien planifiés et en collaborant à long terme avec des partenaires de la communauté et du secteur public sur des moyens d’action qui transformeront l’enseignement public. Il ne fait aucun doute que des opportunités d’amélioration existent, notamment en écoutant plus attentivement et en faisant preuve d’humilité et d’empathie. Pourtant, force est de constater que la philanthropie fonctionne.