Pourquoi ai-je écrit un livre sur les fondations canadiennes ? Cela fait quinze ans que je songeais à le faire, même si l’écriture du livre n’en a pris que deux. Au cours de ces quinze années, j’ai vu beaucoup de changements dans le monde des fondations. Certains ont été causés par des événements extérieurs. D’autres se sont appuyés sur les relations et les inspirations fournies par la croissance des réseaux personnels et numériques. D’autres encore sont le fruit d’un changement interne, les fondations ayant tiré des leçons de leurs propres expériences. Il y a eu suffisamment de changements pour en faire une histoire intéressante qui, à mon avis, mérite d’être racontée.
Ce livre est basé sur des histoires de fondations individuelles. Toutefois, il s’agit aussi d’une histoire sur l’histoire elle-même. L’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu écrire ce livre était que j’essayais depuis de nombreuses années de raconter une bonne histoire sur le rôle des fondations. Bien sûr, je devrais mentionner immédiatement que les récits généralisés sur les fondations se heurtent rapidement à la diversité des comportements et des activités des fondations. Il est difficile et inexact de dire que toutes les fondations jouent un rôle spécifique et similaire au-delà de celui de fournisseur de capital pour le bien social.
Cependant, en l’absence de détails ou de données, les histoires sont construites autour d’hypothèses. Les récits se basent sur ce qui peut être vu, comme les subventions des fondations, ou sur ce que l’on ne voit pas, comme les motivations des fondations ou la façon dont elles prennent leurs décisions. Le public s’intéresse à ce que font les fondations et pourquoi elles le font, car il y a un investissement public dans ces fondations, par le biais des subventions fiscales offertes aux donateurs. Toutefois, il y a également un défaut de suspicion en l’absence d’informations ou en présence de richesses destinées à l’intérêt public sans que le public ait son mot à dire sur leur distribution. Dans la pire interprétation, les fondations sont des institutions utilisées par des personnes fortunées pour imposer leurs propres priorités ou pour subvertir les priorités publiques en matière de changement social, tout en maintenant leurs propres privilèges.
Ma motivation était de développer une histoire plus positive sur le rôle de la philanthropie des fondations. En tant que leader des Fondations philanthropiques Canada, il m’incombait de la raconter. Je voulais également en savoir plus sur le rôle unique que les fondations pouvaient jouer dans notre société. Au fil des ans, j’ai écrit différents articles concernant le rôle des fondations, de l’investisseur social au preneur de risques stratégiques, en passant par l’organisme de financement de R et D social, l’instigateur et le catalyseur de changement, et le partenaire communautaire. Ce que j’ai compris en découvrant les réalités de la philanthropie des fondations, c’est qu’il n’existe pas de description unique. Les fondations elles-mêmes ont modifié leurs missions et leurs rôles.
C’est ce que je voulais refléter dans ce livre. J’ai choisi de parler des fondations au Canada qui sont généralement indépendantes et dirigées par des conseils d’administration autonomes dont les administrateurs sont ou non des membres d’une famille. En abordant la philanthropie des fondations, je ne me suis pas concentrée sur les fondations publiques qui collectent des fonds pour leurs institutions ou leurs communautés, bien que beaucoup d’entre elles fassent un travail extraordinaire. J’ai aussi choisi de parler des fondations dont les activités ont évolué sur une période de 20 ans ou plus, car cela permet de voir l’évolution du changement. Enfin, j’ai choisi d’écrire sur des fondations qui comprennent déjà l’importance de communiquer ce qu’elles font, comment elles le font et pourquoi. Ainsi, cette vingtaine d’histoires de fondations n’est pas représentative de toutes les fondations ou même d’une majorité. Toutefois, ces histoires apporteront, je l’espère, une richesse de détails qui nuancera le récit dominant sur les fondations. J’espère dissiper le mystère et montrer que les fondations sont dirigées par des personnes sérieuses qui ont de l’humilité par rapport à leur rôle et de la curiosité par rapport à leur communauté, qui sont prêtes à changer de cap et à tirer des leçons de leurs actions, et qui s’engagent à collaborer et à partager avec les autres.
On pourrait dire que je n’ai choisi que les histoires les plus positives, mais ce livre n’est pas dépourvu de critiques. Je suis bien consciente que l’on reproche aux fondations au Canada, comme aux États-Unis et ailleurs, de ne pas agir assez rapidement, de ne pas répondre aux besoins actuels, dans un monde où le changement climatique est rapide et les inégalités augmentent. Les fondations, tout comme les autres organisations, doivent se concentrer davantage sur l’équité et l’inclusion, et elles doivent être plus transparentes. Cela signifie qu’elles devraient partager leurs données de manière plus proactive, et pas seulement parce que les organismes de réglementation le demandent. Pour se montrer responsables, les fondations devraient expliquer quel changement et quel impact social elles recherchent et comment elles s’y prennent. Les leaders des fondations avec lesquels j’ai eu des entrevues le savent. Beaucoup d’autres personnes, que je n’ai pas incluses directement dans le livre, mais à qui j’ai parlé, le savent aussi. Les jeunes générations de familles siégeant aux conseils d’administration, les nouveaux leaders de fondations récemment créées et les donateurs qui ont émergé au cours de la dernière décennie répondent au monde de 2022 par des stratégies créatives d’utilisation du capital pour le bien public. Un livre écrit dans cinq ans pourrait bien les inclure.
Ce que j’ai voulu montrer dans ce livre, c’est que bien que les fondations puissent avoir des missions et des rôles différents, il existe des caractéristiques communes partagées par celles qui ont augmenté leur impact social au fil des ans :
Voilà ce qui rend les histoires dans ce livre pertinentes au-delà du Canada. Il s’agit en effet d’un récit d’initié sur les fondations canadiennes. Cependant, il est éclairé par, et je crois, important pour le travail des fondations aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres parties du monde. Dans tous ces pays, les fondations font le travail que je décris au Canada : renforcer les communautés, développer des champs d’activité, faire avancer les politiques publiques et lutter contre le changement climatique. J’espère qu’en donnant un peu de profondeur à ce que font ces fondations, j’ai également montré pourquoi les fondations sont importantes et pourquoi nous devrions nous sentir concernés. Je suis plus curieuse et impatiente que jamais de découvrir ce qui se passera ensuite.
Ces derniers temps, on frappe souvent à la porte de la philanthropie institutionnelle. Donnez plus… donnez sans condition… faites des dons plus équitables… donnez en urgence. Certes, ce discours avait lieu avant 2020, mais la pandémie et ses conséquences ont augmenté le volume et multiplié les voix. Et on a répondu à l’appel. L’un des cas les plus frappants est celui de MacKenzie Scott, l’une des femmes les plus riches du monde, qui a fait don de plus de 8 milliards de dollars en un peu plus d’un an. Sa générosité ne se limite pas à la quantité, mais est aussi axée sur la qualité : elle a offert des subventions sans condition à de nombreuses organisations qui n’avaient jamais reçu autant de soutien philanthropique et dont un grand nombre œuvrent pour la justice raciale et sociale. Est-ce le signe d’un changement plus fondamental dans le domaine de la philanthropie, ou est-ce un cas isolé ? Au Canada, de nombreuses fondations ont répondu à la situation urgente actuelle en donnant plus d’argent, en imposant moins de conditions, en augmentant le soutien de base et en se tournant vers les organisations et les communautés qui ont été traditionnellement sous-financées. Toutefois, la vague de changement va au-delà du montant de financement et de la manière de l’accorder. Certains remettent en question la valeur à long terme et la légitimité des dons dans une société confrontée au caractère immédiat des défis posés par l’inégalité, l’injustice et la crise environnementale. Vu sous cet angle, le modèle de fondation institutionnelle, où la source des fonds est dépensée au fil du temps et les stratégies mises en œuvre ont un impact à long terme, n’a que peu de mérite. L’approche de MacKenzie Scott suggère qu’il est possible de poser un geste philanthropique de manière rapide, flexible et à grande échelle pour faire changer les choses à l’heure actuelle. Mais est-ce que cela détruit le modèle institutionnel à long terme ? Non, ce n’est pas le cas.
Pourquoi ce modèle est-il toujours valable ? Autrement dit, pourquoi les fondations offrant du soutien à long terme sont-elles importantes ? Parce qu’elles jouent un rôle essentiel au sein d’un écosystème. Dans un écosystème équilibré, un élément dépend de nombreux autres éléments et y contribue. Si l’on en enlève un, l’écosystème est endommagé de manière inattendue. Quel est le rôle des fondations dans l’écosystème social ? Elles contribuent au développement des connaissances, à la création de réseaux et au rassemblement des gens. Elles offrent du soutien aux organismes et aux infrastructures. Elles exercent une influence et permettent de tisser des liens. Elles signalent aux autres les idées et les innovations qui auront de l’importance non pas aujourd’hui, mais peut-être dans cinq ou dix ans. Dans un article de blogue publié récemment par le Center for Effective Philanthropy, Ruth Levine démontre à quel point le développement des connaissances et des infrastructures par les fondations a contribué à l’approche de MacKenzie Scott, même s’il est passé inaperçu. Comme elle le fait remarquer, « La sélection des bénéficiaires de Mme Scott n’aurait pas été possible sans les connaissances développées et partagées par d’autres organismes de financement possédant une expertise spécialisée… Sans le travail effectué par des fondations dotées de personnel, il est peu probable que des recommandations et des connaissances toutes faites sur les forces et les besoins des organismes à but non lucratif auraient été à la disposition de Mme Scott… Ces fondations qui soutiennent divers types d’évaluations, recueillent et analysent les commentaires issus des communautés desservies, investissent dans la capacité organisationnelle et le développement de la culture, créent une valeur qui va bien au-delà d’une subvention ponctuelle. »
Ce qui compte pour notre écosystème social, c’est la continuité des dons des fondations et leur capacité de donner de façon durable pour favoriser des résultats qui ne seraient réalisables qu’à long terme. Voici quelques exemples d’investissements philanthropiques à long terme très utiles : les études de recherche longitudinale, les activités de conception et d’essai de nouveaux programmes sociaux, l’appui aux études d’élaboration de politiques, le soutien de base à la création de réseaux et le développement d’organismes fondamentaux ayant un impact collectif qui nécessitent un investissement sur plusieurs années avant de générer un bénéfice social maximal. Les enjeux les plus complexes de notre pays, notamment la mise au point de solutions pour lutter contre la dépendance, l’itinérance, le changement climatique et la pauvreté générationnelle, exigent une vision à long terme et un capital philanthropique échelonné sur de nombreuses années.
Peut-on faire mieux ? Les fondations peuvent-elles améliorer leurs activités ? Bien sûr. Les fondations pourraient investir davantage dans les capacités de leur propre personnel et dans un apprentissage et un partage plus systématiques. Elles pourraient simplifier leurs processus, communiquer davantage avec leurs communautés d’intérêts et être plus à l’écoute. Elles pourraient renforcer leur soutien à leur propre infrastructure de terrain, y compris leur infrastructure de données. Selon Ruth Levine, « étant donné que la valeur de la diligence raisonnable et du développement stratégique des fondations est à son plus fort lorsqu’elle est accessible aux autres, les fondations peuvent participer à des réseaux de philanthropie collaborative qui favorisent le partage de connaissances, et elles peuvent chercher des occasions de s’appuyer sur les activités de diligence raisonnable des autres, plutôt que de les dupliquer. »
Notre écosystème social serait-il plus fragile et moins durable sans les fondations institutionnelles ? Oui. Ne le perdons pas en refusant le modèle d’action philanthropique à long terme. Nous pouvons faire mieux, mais nous ne devrions pas nous en passer.
Des changements s’annoncent-ils pour la philanthropie ?
La pandémie nous a tous transformés, du moins à court terme. Est-il encore trop tôt pour tirer des conclusions sur la façon dont la pandémie a changé la philanthropie ?
Dans un article intéressant paru récemment, l’historien de la philanthropie Ben Soskis a commenté les changements qu’il perçoit dans ce qu’il appelle « les normes et les explications, c’est-à-dire les règles qui régissent les comportements philanthropiques ou charitables qui sont acceptés ou valorisés, et les explications archétypales reproductibles qui se sont développées pour donner un sens à ces comportements ». Il mentionne quelques tendances importantes, qui se profilaient déjà aux États-Unis avant la pandémie, mais dont l’évolution s’est accélérée en raison de son impact. Certaines d’entre elles suscitent la démocratisation des dons philanthropiques, comme :
D’autres engendrent des changements plus fondamentaux dans le domaine de la philanthropie, comme :
Ces tendances sont attribuables en grande partie à l’influence des technologies numériques et aux médias sociaux. D’autres s’expliquent par les changements de croyances et de valeurs des différentes générations ; et d’autres encore, par l’appel à la justice sociale, à l’inclusion et à la réparation. J’estime que tout cela est aussi présent dans le paysage philanthropique du Canada que dans celui des États-Unis. Et cela impose une conversation sur le changement. Je me suis déjà exprimée, dans un article précédent qui avait comme sujet la crise d’aujourd’hui et les défis de demain, sur la façon dont le nouvel accent mis sur « l’urgence de la distribution » influence la discussion canadienne actuelle sur les versements minimums et sur l’urgence de dépenser davantage, plus rapidement.
Ces tendances laissent également supposer que le modèle institutionnel des fondations philanthropiques subventionnaires doit être réexaminé en profondeur. Les gens se demandent depuis plusieurs années quand le paradigme des fondations subventionnaires, gérées à huis clos par de petits groupes non diversifiés, va être secoué. Le moment serait-il venu ? Si c’est le cas, comment s’y prend-on ?
Dans le climat actuel, qui pourrait éventuellement donner lieu à des réformes encore plus radicales des fondations philanthropiques, l’idée de l’octroi participatif des subventions attire de plus en plus l’attention. Comme le terme le laisse entendre, l’octroi participatif des subventions implique la participation d’un plus grand nombre de personnes dans le processus de prise de décision sur la distribution des subventions. Cela peut varier d’une simple consultation ou de conseils donnés par des gens qui seront peut-être concernés par la subvention, à l’attribution de tous les pouvoirs décisionnels aux communautés qui recevront les fonds. Bien que cette pratique ait été documentée au cours de la dernière décennie (voir l’article de Grantcraft publié en 2018, Guide to Participatory Grantmaking), elle n’a pas été très répandue, étant donné que de nombreuses fondations craignent de perdre leur fonction essentielle d’octroi de subventions. En effet, ce genre de changement est susceptible de transformer radicalement le paradigme des fondations.
Un signe que cette tendance est de plus en plus en vogue, un nouveau livre, Letting Go : How Grantmakers and Investors Can Do More Good by Giving up Control, écrit par Ben Wrobel et Meg Massey, examine deux approches : l’octroi participatif des subventions et l’investissement participatif. Les auteurs y décrivent comment les fondations peuvent susciter la participation, de la mise sur pied d’un comité consultatif sur les subventions jusqu’à la délégation de tous les pouvoirs décisionnels aux partenaires communautaires permettant à ces derniers de choisir les priorités et de distribuer les fonds. Wrobel et Massey font aussi valoir que le financement philanthropique peut être octroyé de manière participative, par l’entremise d’un investissement à impact (voir l’article Deciding Together : Flipping the Power Dynamics in Impact Investing). Voyant (ou espérant voir) un mouvement se former autour de cette idée, ils ont fait équipe avec un groupe de dirigeants de fondations pour créer une communauté de pratique en ligne pour les fondations et pour les donateurs qui s’intéressent aux approches participatives. De plus, la moitié des profits du livre seront versés au fonds Liberated Capital du Decolonizing Wealth Project, qui soutient des initiatives pour le changement social menées par des personnes autochtones, noires et de couleur.
Serait-ce un signe que des changements plus fondamentaux se produiront dans le secteur de la philanthropie ? Depuis le début de la pandémie, nous avons vu un assouplissement des conditions de financement, la réorientation de plus de ressources vers des communautés jusqu’à présent exclues et des démarches pour simplifier le langage et pour rendre les fondations plus accessibles. Toutefois, les critères pour mesurer le changement évoluent aussi. Le prochain effort devra sans doute consister à concevoir délibérément un système plus inclusif. Comme l’a fait remarquer Meg Massey dans une récente entrevue, il n’y a pas vraiment de risques à écouter des voix et des perspectives différentes, peu importe le contexte ou la stratégie philanthropique. La question légitime qui préoccupe les dirigeants de fondations au sujet de leur responsabilisation lorsque les prises de décisions sont partagées ou transmises devra sans doute être abordée. Mais il y a moyen d’avancer. Comme l’a indiqué Soskis, peut-être que l’heure est venue pour un changement de paradigme en ce qui concerne les normes et les explications, qui façonnera le modèle des fondations à l’avenir.
Quelle est l’importance du langage pour la philanthropie ? Il se trouve qu’il est fondamental. Un article captivant de Rhodri Davies de la Charities Aid Foundation sur l’usage et l’utilisation abusive du langage philanthropique m’a fait réfléchir récemment à la façon dont il nous influence.
Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu la définition du mot « philanthropie » dans divers articles et livres. Si l’on peut s’accorder sur sa dérivation linguistique et sur le fait que cette dérivation renvoie à la fois à la bienveillance et à l’humanité, l’application du mot est en fait très large. En effet, il est utilisé pour décrire les petits et les grands dons, l’aumône et le changement social, les dons institutionnels et personnels, le devoir social et l’étalage de l’élite, l’intérêt public et privé. Il a des connotations positives et négatives, ainsi que des éléments engageants et exclusifs. Il s’agit à la fois de transactions et de relations, de l’exercice du pouvoir et de la création de l’équité, de dépenses et d’investissements, d’accumulations et de versements. Quel terme remarquablement élastique !
Son élasticité est à la fois un avantage et un inconvénient. Il peut être adopté pour correspondre à de nombreuses activités différentes. Mais il crée également des difficultés pour les décideurs politiques et les organismes de réglementation qui veulent le définir et le contrôler. Ils reviennent donc à un langage plus technocratique et juridique. Au Canada, comme dans d’autres pays, pour des raisons historiques et politiques, nos décideurs politiques et nos organismes de réglementation, ainsi que les avocats, ne pensent pas au vaste univers de la « philanthropie », mais au monde étroit de « l’œuvre de charité ». Ils utilisent les termes « œuvre de charité » pour définir à la fois l’activité de don et les organisations qui poursuivent des missions considérées comme caritatives. De nombreux termes que nous pourrions utiliser pour décrire le contexte et le travail de la philanthropie ne se trouvent pas dans la législation. La principale loi fédérale qui régit les organisations philanthropiques et caritatives est la Loi de l’impôt sur le revenu. Concrètement, cela signifie que le lexique de la réglementation gouvernementale limite la réflexion et la compréhension de la pratique de la philanthropie en se focalisant sur la transaction du don de bienfaisance. Le langage de la législation et la réglementation se concentre sur un donateur et un bénéficiaire, sur le versement de fonds à des « donataires reconnus », sur les conditions qui permettent et façonnent un don.
Pourquoi est-ce important ? Car si ceux qui pratiquent la philanthropie suivent le langage utilisé par le gouvernement et la législation, ils se concentreront eux aussi sur la transaction et ses conditions, plutôt que sur les relations et l’impact de leur geste. Le langage façonne notre état d’esprit. Comme le souligne Davies dans son article : « de nombreux mots que nous utilisons sont chargés d’un bagage historique et ont des implications sur la nature de la philanthropie et la relation entre le donateur et le bénéficiaire qui façonnent nos approches, même si nous n’en sommes pas conscients. » Il cite les implications de l’utilisation de mots, tels que « bénéficiaire » et « subventionné », avec leur connotation cachée de passivité, de receveur de largesses, de gratitude implicite et, bien sûr, de déséquilibre sous-jacent du pouvoir entre le donateur et le bénéficiaire. Si l’activité philanthropique est décrite comme l’octroi de subventions et si la mesure de la philanthropie est le contingent des versements, alors nous nous limitons énormément dans notre réflexion sur les rôles et la valeur de la philanthropie.
De façon similaire, si les régulateurs de la philanthropie se concentrent sur la transaction et si la responsabilité de la philanthropie est définie comme sa gestion de la transaction, alors la pratique de la philanthropie est restreinte. Toutes les subventions doivent-elles automatiquement faire l’objet de demandes et de rapports ? La communication entre le donateur et le bénéficiaire doit-elle se faire par écrit ? Certains coûts et certaines activités doivent-ils être évités parce qu’ils ne sont pas définis comme caritatifs ? Notre langage des transactions et des comptes inhibe-t-il l’appréciation créative et exhaustive de l’action philanthropique ?
Davies suggère que « le langage que nous utilisons ne se contente pas de décrire notre monde, mais façonne fondamentalement notre capacité à le découvrir. Ne pas avoir les bons mots ne signifie pas seulement que nous ne pouvons pas transmettre toute la richesse et la valeur de la société civile, mais que nous ne pouvons même pas la saisir. » Dans le contexte canadien, nous pouvons réfléchir à la signification que les langues autres que l’anglais peuvent apporter à notre compréhension de la philanthropie. En français, le mot « bienfaisance » est utilisé comme traduction de « charity » lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi fédérale à la définition de ce qui est caritatif. Toutefois, en pratique, le secteur caritatif québécois ne se définit pas autour du terme « bienfaisance », mais plus souvent autour du terme « communautaire », mettant l’accent sur la collectivité, le fait qu’ils agissent ensemble pour changer ou améliorer la communauté ou la société. L’idée d’une « économie sociale », d’une action coopérative pour un bénéfice mutuel, est plus familière aux francophones que les notions d’œuvre de charité ou de « bienfaisance ». Il s’agit de termes plus relationnels que transactionnels. De la même façon, dans les langues autochtones, le terme « philanthropie » n’est pas familier. La vision du monde et les pratiques spirituelles et culturelles des autochtones sont fondées sur l’échange réciproque de donner et de recevoir, d’être en relation. Les langues reflètent les hypothèses sous-jacentes, ainsi que les manières de penser à ce monde et d’agir dans ce monde.
Je suis d’accord avec le dernier commentaire fait par Rhod Davies : « Il est essentiel d’élargir nos horizons linguistiques [dans le domaine de la philanthropie]. Cela peut nous aider à ne plus dépendre des formes de langage et de communication qui renforcent les déséquilibres de pouvoir ou qui privilégient certains genres d’expérience par rapport à d’autres… Cela peut même nous aider à découvrir notre monde différemment (ou du moins à comprendre les différentes manières dont les autres peuvent le voir)… C’est clairement important dans le présent, mais ça l’est peut-être encore plus lorsque nous nous tournons vers l’avenir, car les limitations du langage peuvent devenir des limitations de notre capacité à imaginer d’autres façons de vivre pour notre société et notre monde. »
Le budget fédéral de 2021 a malheureusement fait très peu d’annonces réglementaires concernant les organismes de bienfaisance, bien qu’il se soit engagé à financer de nouvelles dépenses importantes pour soutenir un grand nombre d’organismes de bienfaisance et de bénéficiaires qui ont été durement touchés par la pandémie. Les idées de politiques et les suggestions de modification des lois et des règlements pour le secteur caritatif ne manquent pourtant pas. Nos priorités sont claires dans le rapport du Comité sénatorial spécial intitulé Catalyseur du changement, le Premier rapport du Comité consultatif sur le secteur de la bienfaisance et la Loi sur l’efficacité et la responsabilité des organismes de bienfaisance (projet de loi S-222) en cours de discussion au Sénat, présentée par la sénatrice Ratna Omidvar et appuyée par un grand groupe des meilleurs avocats des organismes de bienfaisance du pays. Toutefois, aucune de ces priorités n’a été retenue dans le budget, à l’exception de l’annonce (chapitre 6, section 3) que des consultations avec les organismes de bienfaisance auront lieu concernant une éventuelle augmentation du contingent des versements, en d’autres termes, le montant minimum que les organismes de bienfaisance sont tenus de dépenser des actifs non utilisés pour leurs propres activités de bienfaisance.
Je suis entièrement en faveur d’une augmentation des consultations et des débats publics sur les dépenses des fonds de dotation. L’intention serait de recueillir des données objectives pour déterminer s’il existe un écart ou un besoin de changement des politiques en se basant sur des preuves.
Dans cet article, je souhaite mettre en évidence certains faits. Dans mon dernier article, j’ai exprimé mon point de vue sur les mérites des fondations à long terme qui équilibrent les besoins d’aujourd’hui et les défis de demain dans leurs décisions en matière de dons. Maintenir cet équilibre signifie également avoir la capacité de conserver la valeur des actifs au fil du temps. De nombreux donateurs aux fonds de dotation des organismes de bienfaisance sont persuadés que leur don soutiendra un objectif de bienfaisance à long terme. Ils sont aussi parfois convaincus que leur don donnera une certaine stabilité à l’organisme de bienfaisance qui pourra compter sur un flux de revenus provenant de ce fonds de dotation pour poursuivre sa mission. Les fonds de dotation sont attrayants pour les organismes de bienfaisance et les donateurs pour ces raisons.
Alors, quel est l’enjeu politique soulevé par l’annonce du budget ? Dans son propre article, Malcolm Burrows souligne que même si le texte du budget est évasif quant aux organismes de bienfaisance qui suscitent des inquiétudes, les données qu’il présente attirent directement l’attention sur les fondations, leurs actifs et leurs dons. Il montre que les actifs des fondations augmentent au fil du temps, tandis que les dons augmentent à un rythme plus lent. Selon le texte, « la plupart des organismes de bienfaisance respectent ou dépassent leurs contingents des versements, mais il y a un écart d’au moins 1 milliard de dollars en dépenses de bienfaisance dans nos communautés. En outre, la croissance des actifs d’investissement des fondations a augmenté de façon considérable au cours des dernières années. En 2019, les fondations de bienfaisance détenaient plus de 85 milliards de dollars en investissements à long terme. Mais les subventions et autres activités de bienfaisance n’ont pas suivi le rythme. » On ne voit pas clairement quelles preuves viennent étayer l’affirmation selon laquelle il existe un écart d’au moins un milliard de dollars dans les dépenses. On ne sait pas non plus à quoi attribuer la croissance des actifs des fondations. Enfin, on ne comprend pas pourquoi le texte suggère que les subventions et autres activités de bienfaisance n’ont pas suivi le rythme.
Voici quelques faits.
Tous les organismes de bienfaisance doivent respecter le contingent minimal de versements de 3,5 %. Ce contingent s’applique aux biens qu’un organisme de bienfaisance n’utilise pas directement pour ses activités de bienfaisance ou son administration. En d’autres termes, ce sont principalement des investissements, bien que ces biens puissent également être des espèces, des terrains ou des bâtiments. Bien entendu, la majorité des organismes de bienfaisance respectent le contingent en dépensant une partie de la valeur de ces biens pour leurs propres activités. La plupart des fondations le respectent en accordant des subventions. Cependant, de nombreuses fondations privées peuvent aussi le respecter en dépensant leur argent dans leurs propres activités de bienfaisance. Certains organismes de bienfaisance transfèrent des biens à des représentants, parce qu’ils travaillent avec des entités sans vocation de bienfaisance. Tous ces versements, et pas seulement les subventions, doivent être pris en compte pour comprendre s’il existe un « écart » entre les actifs et les dons.
Le budget utilise des données recueillies par l’ARC. La dernière année complète pour laquelle des données agrégées sont publiquement disponibles auprès de l’ARC est 2018. Ces données indiquent que les fondations détenaient un total de 91,9 milliards de dollars, dont 35,6 milliards pour les fondations publiques, 23,7 milliards pour une fondation privée (la Mastercard Foundation) et 32,6 milliards pour toutes les autres fondations privées. Il est important de savoir qu’une fondation privée occupe une place si importante dans les données canadiennes. Les fondations privées les plus importantes après la Mastercard Foundation ne détiennent pas plus de 2 milliards de dollars chacune et les 149 autres fondations canadiennes détiennent environ 50 % de l’ensemble des actifs. Une autre considération importante est que la Mastercard Foundation déclare beaucoup plus de dépenses pour des activités de bienfaisance que pour des subventions. Elle concentre une grande partie de son attention sur l’Afrique et ses activités avec des représentants en Afrique constituent une part significative de ses versements
Le budget montre un taux de croissance constant des actifs des fondations privées. Un facteur de cette augmentation, en particulier au cours des trois dernières années, est la croissance inattendue des actifs de la Mastercard Foundation, qui sont passés de 12 milliards de dollars en 2015 à 35,8 milliards de dollars en 2019
Il est donc essentiel d’examiner de près les chiffres agrégés et de comprendre ce que les données peuvent et ne peuvent pas nous dire. Il n’existe pas de relation claire et nette entre les actifs détenus et le montant dépensé en subventions. Vous ne pouvez pas simplement appliquer un calcul de 3,5 % aux actifs et en déduire un chiffre qui vous donne un versement attendu précis. Le tableau se complique encore lorsque l’on sait que le contingent est calculé en fonction de la valeur moyenne des actifs sur 24 mois et que les organismes de bienfaisance peuvent utiliser « l’excédent » des versements d’une année antérieure pour respecter leur contingent, de sorte que chaque année est différente.
Savons-nous s’il y a un « écart » dans les versements ? Quelle est la présomption qui sous-tend cette déclaration ? Les organismes de bienfaisance devraient-ils dépenser davantage leurs fonds de dotation, surtout maintenant ? C’est une question normative et, comme je l’ai expliqué dans d’autres articles, les grandes fondations privées ont ressenti un impératif moral et y ont répondu en modifiant leurs pratiques et en augmentant leurs versements pendant la pandémie. En effet, certaines données montrent que les grandes fondations privées ont souvent dépassé le contingent minimum, même avant la pandémie. Le contingent des versements devrait-il être augmenté et, si c’est le cas, son montant devrait-il diminuer la valeur des fonds de dotation au fil du temps ? C’est un débat intéressant. Mais assurons-nous de travailler avec des preuves solides avant de procéder à un changement de politique.
Il y a un an, vers la fin du mois d’avril 2020, l’association Fondations philanthropiques Canada a organisé une discussion sur la philanthropie canadienne et son engagement envers un monde en proie à une pandémie galopante. Les personnes qui ont participé à cette conversation avaient une vision tournée vers l’avenir. Même si la peur nous poussait à nous replier sur nous‑mêmes, à penser localement, nous voulions aller de l’avant et discuter de la possibilité qu’a notre pays de réinventer et de reconstruire nos propres collectivités et la communauté mondiale.
Il était déjà évident à ce moment-là que cette pandémie n’était pas qu’une crise sanitaire, mais bien une crise aggravée par les inégalités. Il était évident que les faiblesses et les lacunes du système de santé mondial allaient s’accentuer : l’accès à l’eau, l’hygiène, la sécurité alimentaire, la santé et l’éducation des enfants, la discrimination et la violence à l’égard des femmes et des filles. Il était tout aussi évident que le Brésil, le Bangladesh, ou encore l’Afrique du Sud ne seraient pas en mesure de lutter efficacement contre ce virus et que ce dernier continuerait de représenter un danger dans le monde entier.
Plus que jamais, nous avons et nous continuerons d’avoir besoin d’un système de santé mondial solide. Le travail de l’Organisation mondiale de la santé est capital – la collecte et l’échange de données au niveau mondial, les orientations à l’échelle mondiale, la coordination de l’offre et de la formation des travailleurs de la santé, la coordination de la recherche mondiale et la mise au point d’agents thérapeutiques et de vaccins contre la COVID 19. En réalité, toute la famille des organisations multilatérales du système des Nations Unies, comme l’OMS, UNICEF et l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture, est essentielle à la résistance mondiale (notamment la résistance face aux crises provoquées par le changement climatique, des migrations forcées aux nouvelles pandémies).
Nous devons affronter des transitions considérables. Comment pouvons-nous, en tant que bailleurs de fonds, contribuer à faciliter ces transitions pour les personnes les plus vulnérables qui vivent à côté de nous et à l’autre bout du monde ? Au milieu du siècle dernier, bon nombre des organisations multilatérales dont le monde dépend aujourd’hui ont été créées grâce à l’imagination et aux impulsions de Canadiens. Particuliers et organisations de la société civile ont aujourd’hui la possibilité de jouer un rôle direct dans le maintien de ce réseau mondial. Les fondations disposent effectivement de ressources. Nous pouvons financer des initiatives en ce sens. Une façon de procéder à l’échelle mondiale est de soutenir le Fonds de solidarité pour la riposte à la COVID‑19 de l’OMS (voir ci-dessous pour de plus amples informations). Mais prenons aussi le temps de réfléchir aux questions de transition, d’adaptation, de résilience et de créativité dans les années 2020 pour notre pays et de défendre l’idée d’un système mondial efficace qui nous permettra de mieux faire face à de nouvelles crises.
Dans un article récent sur le monde d’après, Darren Walker de la Fondation Ford pose cette question : « si la pandémie a fait ressortir un réseau mondial de réciprocité, comment pouvons‑nous mieux aider les dirigeants sur le terrain, créer des liens au-delà des pays et des continents, et reconstruire le monde de manière multilatérale ? » Il résume parfaitement quelle sera notre tâche collective (avec l’aide de la philanthropie) dans le monde de demain : « nous devons réformer nos systèmes et nos structures et réinventer ce qui est possible avec l’appui de nos partenaires du monde entier, en tenant compte de leurs meilleures idées. Aide, récupération, réforme, réinvention – cette voie est celle qui nous mènera à de jours meilleurs. » L’année qui vient de s’écouler nous révèle la vérité.
La Fondation de l’OMS et le Fonds de solidarité Il y a un an, en mars 2020, l’OMS a créé le Fonds de solidarité pour la riposte à la COVID‑19 afin de répondre à l’élan de solidarité inédit de nombreux particuliers et entreprises pour aider l’OMS dans la lutte contre la COVID‑19. Dirigé par la Fondation de l’OMS, organisme indépendant d’octroi de subventions fondé en 2020, ce fonds a été conçu comme une plateforme innovante pour permettre à des sociétés privées, au grand public et à d’autres organisations de contribuer directement aux efforts entrepris au niveau mondial pour prévenir, détecter et combattre la COVID‑19 aux quatre coins du monde. Les fondations canadiennes peuvent accorder des subventions légales au Fonds de solidarité par l’intermédiaire de la Fondation KBF Canada. Le Fonds a amassé et déboursé pas moins de 242 millions d’USD en provenance de plus de 661 000 donateurs. Le travail effectué en 2021 repose sur les progrès réalisés en 2020 et continue de soutenir les efforts des pays pour éliminer la transmission de la COVID‑19, diminuer l’exposition au virus, lutter contre la propagande et la désinformation, protéger les personnes vulnérables, réduire les taux de mortalité et de morbidité et promouvoir un accès plus équitable aux services de diagnostic et de vaccination pour tous. Les donateurs peuvent désormais accéder à la santé mondiale et l’enrichir comme jamais auparavant.
Le secteur à but non lucratif canadien a traversé une année difficile en 2020, comme nous l’avons vu dans la première partie de mon article de blogue. Que se passera-t-il en 2021 ? Nous ne voulons pas recréer le passé, juste avoir une meilleure version. Ainsi, si nous voulons innover pour connaître une prochaine décennie très ambitieuse, quelles seront nos nouvelles priorités ?
La réponse dépend en partie de ce que nous pensons de l’avenir. Ma boule de cristal n’est pas meilleure que les autres. Les prévisions sont notoirement difficiles. Parfois, elles ne sont que l’expression de ce que le prévisionniste souhaiterait qu’il arrive, et non une évaluation rigoureusement réfléchie de ce qui pourrait se passer de bien ou de mal. Au lieu d’une prévision, ces nouvelles priorités pourraient émerger à la suite d’une réflexion approfondie sur les futurs éléments moteurs et les futures tensions. Les éléments moteurs sont les forces qui sont les plus susceptibles de façonner les choix et les besoins des organisations. Les tensions sont le stress le plus susceptible d’être ressenti lorsque les organisations tentent de faire face aux éléments moteurs. Les priorités sont établies en se basant sur les réponses aux questions que les organisations se posent lorsqu’elles considèrent ces éléments moteurs et ces tensions.
Voici (à mon avis) les éléments moteurs qui pourraient façonner les choix du secteur du bien social en 2021. Chaque organisation fera différemment face aux pressions de ces éléments moteurs. Toutefois, ceux-ci sont importants, que vous soyez un organisme de financement philanthropique ou un organisme à but non lucratif travaillant dans le domaine du bien social :
Alors que les organisations du bien social examinent l’impact de ces éléments moteurs sur leurs stratégies, elles sont également confrontées à d’importantes tensions ou contradictions. Certaines d’entre elles sont plus spécifiques aux organismes de financement. Mais elles sont également importantes pour les bénéficiaires de fonds philanthropiques :
Chaque organisation posera des questions différentes lorsqu’elle considère ces éléments moteurs et ces tensions. Je ne ferai donc que spéculer sur d’éventuelles priorités pour le secteur du bien social dans son ensemble. Quelles questions devrions-nous poser pour nous aider à élaborer des priorités sectorielles à la fin de la pandémie ?
Il est difficile de réfléchir à ces questions. Honnêtement, il est encore plus difficile de répondre à ces questions par l’action. Cela met à l’épreuve notre créativité et notre volonté à renoncer à nos certitudes. Si nous adoptons de nouvelles priorités pour le secteur, nous devons réfléchir à la manière de passer outre à l’urgence immédiate. Il y a une grande pression pour rester concentré sur le moment. Les organismes de financement sont appelés à dépenser davantage, plus rapidement, avec moins de restrictions. Les organisations essaient de gérer la situation avec ce qu’elles ont au lieu d’investir dans ce qu’elles n’ont peut-être pas. Cependant, j’entends les gens parler de la créativité déclenchée par le stress et les bouleversements. Les années folles 1920 ont suivi les années sombres 1910. Pouvons-nous faire la même chose ? Pouvons-nous transformer l’énergie créative en un meilleur développement communautaire ? Je pense que oui, si nous pouvons surmonter les choix difficiles. Une autre question difficile se présente : comment pouvons-nous développer une relation différente avec le gouvernement ? Comment pouvons-nous nous engager plus efficacement dans l’élaboration des politiques ? Comment pouvons-nous collaborer avec le gouvernement pour concevoir une réglementation plus souple et efficace ? Comment pouvons-nous travailler en partenariat en partageant les données et les preuves importantes ? Comment pouvons-nous obtenir la reconnaissance du gouvernement en tant que secteur pour nous permettre de nous épanouir ? Je veux y réfléchir dans mon troisième et dernier article de blogue sur les nouvelles priorités du secteur du bien social.
Au tournant de cette année de pandémie 2020, nous sommes à nouveau en semi-confinement, sommés de rester à la maison et loin des autres, incapables de nous rencontrer en personne, méfiants à l’égard des contacts humains. Cela nous oblige à prendre du recul, à réfléchir et à essayer de comprendre ce qui s’est passé hier, mais aussi ce qui pourrait se passer demain. Selon l’écrivaine Arundhati Roy, nous nous retrouvons tous bloqués dans un présent incertain, essayant de « rassembler les échos de notre passé et les prémonitions de notre avenir ». Elle pense que la « pandémie est un portail » que nous traverserons ; nous devons décider ce que nous allons apporter avec nous et ce que nous allons laisser derrière nous.
La nouvelle année est une occasion de réfléchir à notre passé et à notre avenir. De nombreux observateurs réfléchis de la philanthropie et de la société civile l’ont fait et ont partagé leurs réflexions à l’approche de la fin de l’année 2020. En les lisant, j’ai été frappée par l’espoir qu’ils expriment d’une « nouvelle voie » pour l’avenir, et pas seulement d’une reconstruction ou d’une reprise. En effet, nous n’avons pas été à la hauteur. Revenir simplement à « la vie d’avant » ne semble pas adéquat. Nous devrions vouloir une nouvelle, et non pas une « ancienne », normalité. Mais à quoi cela pourrait-il ressembler ?
De nombreux observateurs ont souligné, à juste titre, que la pandémie nous a montré, d’une façon que nous ne pouvons pas éviter et que nous ne devons pas ignorer, les inégalités au sein de notre société : les inégalités des revenus, le racisme systémique, l’injustice sociale, les préjugés sexistes. Face à cela, les gouvernements, la philanthropie et la société civile ont dû assumer leurs responsabilités comme jamais auparavant. Toutefois, on peut dire que nous sommes intervenus tout en agissant dans le cadre du paradigme de « l’ancienne » normalité. C’est-à-dire ?
Dans « l’ancienne » normalité, les gouvernements protègent notre santé, nous fournissent des filets de sécurité et préservent nos droits en tant que citoyens. La philanthropie soutient les communautés et les sociétés en finançant des établissements de bienfaisance de toutes sortes. Et la société civile sert, éduque, crée et défend (entre autres fonctions) pour améliorer notre bien-être en tant qu’individus et en tant que société. Au cours de l’année 2020, les gouvernements, les donateurs et les organismes à but non lucratif au Canada se sont surpassés avec ce paradigme.
Les gouvernements ont rapidement agi pour tenter de remédier à l’impact de la maladie. Ils ont fourni un soutien urgent du revenu qui a été largement distribué, ainsi que des fonds ciblés. Ils ont continué à nous tenir informés et à nous éduquer par le biais de la santé publique. Un nombre important de fondations philanthropiques ont assoupli les restrictions liées à leurs subventions, ont donné plus d’argent qu’auparavant et se sont engagées à mettre en place des fonds collectifs et à partager le processus décisionnel avec leurs partenaires communautaires. Les organisations et les individus de la société civile ont réagi de manière extraordinaire à la demande accrue de soutien, tout en faisant face aux contraintes liées au passage au travail à distance, à la baisse des revenus provenant des collectes de fonds traditionnelles et aux vulnérabilités liées à la diminution de leurs activités de base. Beaucoup de gens ont répondu avec motivation et engagement au mouvement pour l’inclusion, l’équité et la justice pour les populations historiquement exclues et non reconnues.
Cependant, une grande partie de ce qui a été fait en 2020 n’a pas dépassé les limites des hypothèses et des pratiques habituelles. En effet, une grande partie de ce qui a été fait était extraordinaire. Mais nous présupposions que nous reviendrions à l’ordinaire, qu’il y avait un état « normal » auquel nous reviendrions. Le financement public d’urgence prendra fin ; les fondations et les donateurs reviendront à leurs niveaux et pratiques de dons antérieurs ; les organismes à but non lucratif et les organisations caritatives continueront à s’arranger avec des budgets de fonctionnement réduits et à faire plus avec moins. Est-ce là ce que nous voulons en 2021 ?
C’est un moment crucial pour reconsidérer les anciennes relations et responsabilités, non seulement en tant qu’individus, mais aussi au sein des gouvernements, de la philanthropie et de la société civile dans son ensemble. Les effets de la pandémie, combinés au mouvement pour une action plus significative contre le racisme, l’inégalité et l’exclusion systémiques, ont créé l’opportunité de rompre avec « l’ancienne normalité » dans les relations entre les gouvernements et la société civile. La professeure Susan Phillips de l’Université Carleton a examiné, dans un article prémonitoire et réfléchi publié fin septembre, les événements de l’année écoulée et leurs implications. Elle a constaté au moins trois impacts majeurs :
Phillips préconise un réel changement dans les politiques et les pratiques des gouvernements, des organisations à but non lucratif et des organismes de financement privés. « Les effets désastreux de la covid-19 sur le secteur à but non lucratif exigent non seulement la reprise et la restauration du statu quo, mais aussi la réinvention des modèles de prestation de services, de meilleurs moyens d’engagement dans l’élaboration des politiques, et des stratégies plus efficaces d’inclusion et de ressources humaines. » Nous n’avons pas besoin de plus de consultations de pure forme, ni d’une élaboration des politiques détachée et mal informée. Nous devons avoir des relations et des discussions plus approfondies, en tant que partenaires visant des objectifs communs, aussi bien au niveau communautaire que national.
Lucy Bernholz, l’autoproclamée mordue de la philanthropie de l’Université de Stanford, fait écho à cette pensée. Elle écrit une revue annuelle des tendances et des prévisions en matière de philanthropie et de société civile numérique. Dans son Plan 2021, elle plaide avec passion pour un réexamen approfondi des rôles du gouvernement et de la philanthropie dans la situation actuelle. « Plus de philanthropie ne nous mènera pas à une société juste ou équitable. Une meilleure philanthropie serait utile, mais plus fondamentalement, il faudrait une évaluation honnête de la philanthropie que nous avons créée et de la place qu’elle devrait occuper au sein des responsabilités publiques. » Bernholz commente le contexte américain dans lequel la grande philanthropie est beaucoup plus présente et l’État moins central qu’au Canada. Néanmoins, elle met le doigt sur le même besoin de changement fondamental que Susan Phillips. Les gouvernements doivent prendre l’initiative, mais le faire en collaboration avec des citoyens impliqués par le biais d’organisations revigorées de la société civile. « Le rôle légitime de la philanthropie et de la société civile sera de soutenir et de maintenir l’infrastructure pour une participation et un leadership civils et politiques vastes et inclusifs dans l’établissement des priorités publiques… »
Cela peut-il se faire ? Quelles sont nos nouvelles priorités pour 2021 ? Allons-nous traverser le portail de la pandémie vers un monde différent ? Dans mon prochain article de blogue, j’explorerai à quoi cela pourrait ressembler.
Je pense encore à certaines des conversations approfondies ayant lieu aujourd’hui dans le domaine de la philanthropie au sujet du « transfert » du pouvoir. Selon moi, le mot « transfert » suppose un déplacement de quelque chose de A à B. Comme je l’ai écrit dans mon dernier article sur ce sujet, je ne considère pas le pouvoir comme étant fixe, comme appartenant à une personne plutôt qu’à une autre. Le pouvoir n’est pas non plus seulement une question d’argent. C’est aussi une question de réseaux, de connaissances et d’accès. L’argent, les réseaux et les connaissances ne doivent pas être considérés comme des réserves fixes, mais comme des monnaies d’échange. Ce mot « échange » m’amène aux relations. Peut-être qu’au lieu de se concentrer sur le transfert, notre conversation sur le pouvoir dans la philanthropie peut être plus révélatrice lorsque nous parlons de faire des échanges ou d’avoir des relations.
Le mois dernier, je suis tombée sur de formidables réflexions sur la question des relations dans la philanthropie. Que ce soit sur le blogue du Center for Effective Philanthropy, dans l’excellent balado Giving Done Right de Phil Buchanan et Grace Nicolette ou lors des débats d’experts de la conférence de novembre des Fondations philanthropiques Canada (FPC), ces réflexions ont mis l’accent sur les relations, même si ce mot n’était pas le premier prononcé.
Ces conversations ont souligné deux aspects des relations : la capacité et la responsabilité. Une relation mutuellement satisfaisante est une relation dans laquelle les capacités des participants sont développées et déployées de manière à apporter une valeur à la relation elle-même. Une telle relation mutuellement satisfaisante comporte également une responsabilité réciproque. Chaque participant reconnaît sa responsabilité envers l’autre de faire preuve d’honnêteté et de confiance, mais aussi d’accepter la responsabilité des objectifs de la relation. Une discussion plus approfondie porte sur la manière dont ces capacités et ces responsabilités peuvent être pleinement explorées par les organismes de financement et les partenaires. L’expression utilisée par la sénatrice Ratna Omidvar lors de la séance plénière de la conférence des FPC pour décrire son objectif pour les organisations caritatives est que celles-ci se sentent à la fois « habilitées et responsables » ou « efficaces et responsables ». Comment pouvons-nous, en tant qu’organismes de financement et partenaires communautaires, développer des relations dans lesquelles ceci est possible ?
Le Center for Effective Philanthropy a étudié les réponses des fondations américaines face à l’urgence de la pandémie. Leurs données indiquent que « la crise de 2020 a incité les dirigeants des fondations à reconsidérer leurs choix sur la façon dont ils mènent leurs activités ». Je pense que les données canadiennes recueillies par les FPC et d’autres organismes racontent la même histoire. Une partie du réexamen porte sur la manière de rééquilibrer leurs relations avec les bénéficiaires qui subissent un stress important au niveau de leurs capacités. Ainsi, les fondations assouplissent les restrictions, accordent des subventions avec peu ou pas de conditions, réduisent les exigences en matière de rapports et écoutent ce que les bénéficiaires leur disent sur leur situation et leurs besoins. Ces changements ont pour effet, du moins à court terme, de responsabiliser les partenaires communautaires et de renforcer la confiance dans leurs relations.
Pour aller plus loin, certaines fondations au Canada explorent une manière d’établir des relations « durables, confiantes et collaboratives » avec leurs bénéficiaires. La Fondation de l’Académie pour la collaboration, initiée par la Fondation Saputo et convoquée par Ashoka Canada et les FPC, réunit des organismes de financement et des innovateurs sociaux afin de déterminer ensemble une stratégie de collaboration. Les participants de la Fondation de l’Académie ont parlé de leur expérience de collaboration lors de la conférence des FPC. L’une des observations de leur premier compte rendu porte sur le cœur de la relation : « nous devons nous présenter différemment, donner la priorité à l’établissement de relations confiantes et durables les uns avec les autres, créer une harmonisation autour d’un objectif commun (sans être prescriptifs ou attachés à des solutions prédéterminées) ». L’accent est mis sur l’objectif et non pas le pouvoir.
Bien sûr, afin d’être en mesure d’établir des relations, nous revenons aux bases de la capacité. La capacité est le moyen d’atteindre un objectif. Les organisations qui se consacrent à la justice sociale et à la réalisation de changements systémiques sont souvent limitées dans leurs capacités. Consciente de ce fait, la Fondation Ford a pris en 2015 un engagement de 1 milliard de dollars sur 6 ans pour bâtir des institutions et des réseaux (BUILD). Les trois aspects de la subvention BUILD (un engagement à long terme, un financement flexible et un appui au renforcement institutionnel) travaillent de concert pour aider les bénéficiaires des subventions BUILD à être plus solides, plus résilients et plus efficaces. Le rapport d’évaluation intermédiaire de BUILD de cette année comporte déjà de nombreuses leçons utiles pour les organismes de financement qui veulent soutenir la capacité de s’engager. Au cours de la conférence des FPC, certains de ces enseignements ont été partagés lors d’une conversation entre Kathy Reich, dirigeante de BUILD, et Jean-Marc Chouinard de la Fondation Lucie et André Chagnon. Jean-Marc Chouinard a mis le doigt sur un élément important à prendre en compte par les organismes de financement. Il ne s’agit pas seulement d’aider à renforcer les capacités de vos partenaires, mais aussi de développer vos propres capacités internes en tant qu’organisme de financement : votre écoute, votre flexibilité et votre réactivité, ainsi que l’expression cohérente de vos valeurs dans votre structure organisationnelle et vos comportements. Si vos valeurs sont l’inclusion, la transparence, la confiance et le respect, qui sont les fondements de toute bonne relation, alors elles doivent se refléter dans vos comportements en tant qu’organisme de financement.
Et qu’en est-il de la responsabilité ? À mon avis, elle fait partie intégrante de la relation, comme la capacité. Cela signifie qu’il faut assumer ensemble (et non pas séparément) la responsabilité de la détermination mutuelle des objectifs. Cela signifie aussi un suivi conjoint et une responsabilité partagée des résultats de l’évaluation. Enfin, cela signifie que les deux parties doivent être responsables d’une plus grande écoute et d’une meilleure rétroaction. Melinda Tuan, dirigeante du Fund for Shared Insight, lors de sa discussion dans le balado Giving Done Right, parle de l’importance pour les organismes de financement et les organisations caritatives d’obtenir une rétroaction et de poser des questions sur ce qui compte vraiment pour les gens. L’un des projets du Fund for Shared Insight est Listen4Good. Cet effort vise à obtenir les réactions des personnes les plus touchées sur les choses qui comptent le plus pour elles. Les organismes de financement peuvent aider à renforcer les capacités pour cette rétroaction et peuvent aussi l’utiliser eux-mêmes. Le Center for Effective Philanthropy, Ford, Chagnon, Ashoka Canada, les FPC et de nombreux autres organismes philanthropiques fournissent des informations et des outils pour engager les organismes de financement et les organisations caritatives travaillant dans la communauté dans une relation plus approfondie. Ces conversations aident la philanthropie dans la tâche difficile que nous avons de maintenir des échanges, de rester en relation et d’aider à traverser cette période de crise.